Face à la puissance de calcul et d'analyse des machines, la créativité, la communication, l'esprit critique ou le charisme seront des compétences clefs. Malheur à ceux qui ne les maîtriseront pas, notamment au sein du management.
L'intelligence artificielle va-t-elle détruire des emplois, et si oui, combien ? Derrière cette question omniprésente - mais à laquelle il est impossible de répondre avec précision - se cache une autre, rarement abordée et pourtant aussi cruciale : la place de la formation et des compétences. Un chantier aussi immense que négligé.
Ne nous trompons pas d'objectif : il faut protéger les employés, non les emplois.
Une étude réalisée par Accenture publiée à l'occasion du dernier Forum de Davos l'illustre de façon cruelle : la majorité (72 %) des 1.200 cadres interrogés par le cabinet estime que les « technologies intelligentes » vont jouer un rôle primordial dans « la capacité des entreprises à se différencier ». Quant aux dirigeants, ils sont plus de la moitié (54 %) à estimer que « la relation homme-machine constitue une de leurs priorités stratégiques. » Ils sont pourtant seulement... 3 % à envisager « d'augmenter significativement leurs investissements dans la formation de leurs salariés pour les préparer à cette collaboration. »
50 % des emplois transformés
« Ne nous trompons pas d'objectif : il faut protéger les employés, non les emplois. Car de tout temps des emplois ont disparu et de nouveaux ont vu le jour, avec, in fine, un nombre total d'employés toujours plus important », prévient Fabrice Asvazadourian, directeur exécutif d'Accenture Strategy en France. Ce qui laisse augurer d'un titanesque chantier autour de la formation.
Le Comité d'orientation pour l'emploi (COE) avait tenté de l'estimer, dans le deuxième tome de son rapport « Automatisation, numérisation et emploi » justement consacré aux compétences, publié l'an dernier. Selon lui, 10 % des emplois sont susceptibles d'être supprimés et « 50 % seront notablement ou profondément transformés », dans tous les secteurs de l'économie et sur l'ensemble du territoire. « Ces évolutions vont se produire d'ici dix à quinze ans. C'est inédit et suppose une montée en compétences massive d'une très large partie de la population active. La grande erreur serait de croire que cela ne concerne que les gens sans qualification », s'alarme Marie-Claire Carrère-Gée, présidente du COE.
13 % des actifs en difficulté
Le rapport souligne notamment que 8 % de la population active (chômeurs inclus) n'a aucune compétence numérique et que, pour 27 %, le niveau est faible. Plus inquiétant, 13 % des actifs en emploi sont en difficulté du point de vue des compétences cognitives de base et 30 % devraient progresser « pour disposer de meilleurs atouts », note le rapport. « Plus le travail se numérise, plus il devient complexe et plus il est important de maîtriser les lettres et les chiffres », insiste Marie-Claire Carrère-Gée.
Faire collaborer des intelligences humaines n'est pas si évident. Imaginez le défi posé par l'arrivée d'autres formes d'intelligence !
L'arrivée de l'informatique et l'automatisation, à partir des années 1970, avaient déjà constitué une révolution. Avec l'intelligence artificielle, des bouleversements d'une autre ampleur s'annoncent. « Le gain sera de la même ampleur que pour l'ouvrier qui passe de la main à la pelleteuse pour creuser », annonce Bernard Belletante, directeur général d'EM Lyon. De nouveaux outils d'une puissance telle que l'homme va devoir apprendre à les dompter.
« Faire collaborer des intelligences humaines n'est pas si évident. Imaginez le défi posé par l'arrivée d'autres formes d'intelligence ! Nous devons repenser nos façons de travailler en insistant sur nos complémentarités avec la machine. Cette dernière a sa puissance de calcul et de mémorisation. L'humain a sa capacité d'empathie, de communication et de réflexion en dehors de la boîte », résume François Taddei, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires et coauteur d'un rapport sur la société apprenante.
Nouvelles Intelligences
Dès lors, à côté des compétences cognitives, les compétences sociales et situationnelles vont devenir cruciales : créativité, capacité à écouter, charisme... « La dimension relationnelle des métiers va prendre de l'importance. Un conseiller bancaire passera moins de temps à collecter des informations pour évaluer le risque de crédit d'un client et davantage à l'écouter, le conseiller, le rassurer au moment de se lancer dans l'achat d'un logement », analyse Eric Hazan, directeur associé senior chez McKinsey.
A EM Lyon, le sujet est jugé stratégique et traité comme tel. L'école de management s'est dotée d'une Direction des Nouvelles Intelligences. Avec des prérogatives très larges recouvrant les nouveaux enseignements, comme la data vizualisation ou le deep learning, mais aussi la certification de nouvelles compétences via l'intelligence artificielle, ou encore la recherche et la prospective sur le futur de l'emploi. « Une étude vient de montrer que 85 % des emplois de 2030 n'existent pas aujourd'hui. Notre défi, c'est de former des individus ayant la capacité d'apprendre, de désapprendre et de réapprendre », résume Bernard Belletante, le président d'EM Lyon.
Esprit critique
Une compétence clef des futurs managers sera sans doute l'esprit critique. Objectif : savoir garder ses distances avec les résultats produits par l'intelligence artificielle et notamment le deep learning. « La machine ne sait pas communiquer et expliquer ses résultats », note François Taddei. Redoutables tâches qu'auront les managers lorsqu'ils devront trancher et prendre des décisions. « L'intelligence artificielle objective les données en disant par exemple que dans l'entreprise, une équipe travaille mieux qu'une autre. S'il doit trancher, le manager devra faire preuve d'esprit critique pour comprendre ce que disent ces données, et même comment elles sont produites », analyse Henri Isaac, président de Renaissance Numérique, qui précise : « les biais cognitifs sont nombreux. Dans le domaine du recrutement, un algorithme travaillant sur les CV retenus reproduira évidemment les biais actuels : il privilégiera les hommes blancs de 35 ans issus d'une grande école. »
Si bien que les sciences humaines, notamment l'histoire, la philosophie et l'éthique, devraient voir leur importance se renforcer, notamment au sein des grandes écoles. « Ce qu'on appelait 'les humanités' revêt une importance fondamentale. Notamment l'éthique, qui devrait prendre une place de plus en plus importante. On se pose trop peu la question en France, alors que c'est un sujet de réflexion à l'étranger », prévient François Taddei.
Frank Niedercorn
Les Echos - le 9/03/2018
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